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« L’hétérosexualité n’est pas la réunion de deux cellules. C’est la réunion de deux êtres qui sont des créations sociales. La réunion des cellules nécessaires à la procréation n’entraîne pas l’hétérosexualité, elle n’entraîne rien d’ailleurs, au-delà d’elle-même. Derrière le masque de la biologie c’est la société qui s’exprime en ventriloque »[1]
Le terme de constructivisme est large et multiple. Il désigne plusieurs courants survenus dans l’art, la psychologie, la philosophie, l’épistémologie, la pédagogie et les sciences sociales. Celui qui nous intéresse ici est le constructivisme social, celui développé par nos théoriciennes du « Gender ». Apparu dans les années 1920. Il est une véritable révolution en sociologie, voire une « déconstruction »[2] de la sociologie traditionnelle marquée jusqu’alors par l’empirisme d’Auguste Comte.
Deux grands moments structurent l’émergence du courant constructiviste : d’une part une sociologie Européenne marquée par les figures de Pierre Bourdieu, Norbert Elias, Michel Gallon et Bruno Latour, d’autre part une sociologie américaine marquée par les figures d’Alfred Schütz, Peter Berger et Thomas Luckmann. Il serait téméraire et voir impossible dans le cadre d’un article d’étudier ce courant dans toute son ampleur et ses ramifications[3]. Essayons dans une présentation, qui se veut la plus simple possible, de poser les grands traits de cette conception sociologique en Europe et ses présupposés philosophiques pour enfin l’illustrer par la sociologie de Pierre Bourdieu et l’idéologie du « Gender ».
Elaboration du constructivisme
Du point de vue historique, il est difficile de cibler parfaitement l’émergence de ce mouvement tant le constructivisme est multiple et dans l’air du temps. En Europe[4] il semble que ce soit à partir de Gaston Bachelard (1884-1962) que les sociologues ont développé le constructivisme social. Le constructivisme de Bachelard est épistémologique, il est élaboré à partir de la formation des théories scientifiques. Il affirme que :
« Pour un esprit scientifique, toute connaissance est une réponse à une question. S’il n’y a pas eu de question, il ne peut y avoir connaissance scientifique. Rien ne va de soi. Rien n’est donné. Tout est construit ». [5]
Il considère que l’esprit scientifique ne consiste pas à connaître le réel tel qu’il est, mais qu’il se construit par nos questions. Autrement dit nous ne connaissons du réel que ce que nous y mettons, construisons par nos propres questionnements.
La sociologie moderne va reprendre à son compte cette notion de construction mais en l’appliquant à la société. Les choses en réalité ne sont pas ce qu’elles semblent être. Leurs entités sont le produit d’une construction de la société et des institutions. Ces constructions sont multiples, nous connaissons bien évidemment la construction du genre : le fait d’être une femme n’a rien de réel, c’est une notion construite par la société devenue une tradition (« la tradition patriarcale oppressante » comme le disent les féministes). Cependant, le constructivisme ne se limite pas à cette idée. Dans son ouvrage « Entre science et réalité, La construction sociale de quoi ? »[6], Ian Hacking montre que nous sommes entourés de constructions sociales : l’enfant téléspectateur ou battue, le meurtre en série, l’immigrant médicalisé, la culture homosexuelle, voire même le révisionnisme. La liste qu’il en donne est longue, mais toutes ces notions n’auraient aucune existence si la société ne leur en avait pas donnée. La réalité quel quelle soit est construite par les relations sociales. Il n’y a pas de faits objectifs et réels. Les réalités sociales utilisent des mots, des règles, des institutions et ainsi objectivent, construisent le réel. En langage plus technique, Hacking le définit ainsi :
« Par constructionnisme sociale j’entendrai différents projets sociologiques, historiques et philosophiques ayant pour but de montrer ou d’analyser des inter-actions sociales ou des chaînes de causalité réelles, historiquement situées, ayant conduit à, ou ayant
été impliquées dans la mise en évidence ou l’établissement de quelque entité ou fait présent » [7].
La sociologie a donc pour but de mettre en avant le lien de cause à effet entre les choses (les entités) et les relations sociales. Cette conception de la sociologie est tributaire d’une définition tout à fait particulière de la société. Pour comprendre le constructivisme, il est nécessaire d’expliquer la conception sociologique de la société depuis Emile Durkheim (1858-1917).
La société : une notion sociologique bien définie
Dans les Règles de la méthode sociologique, Emile Durkheim distingue le social de l’individu qui, lui, relève de la psychologie. Le social est une entité spécifique : « La société n’est pas une simple somme d’individus, mais le système fondé par leur association, représente une réalité qui a ses caractères propres » [8]. Cette société par le fait qu’elle dépasse infiniment l’individu dans l’espace et le temps est en mesure d’imposer à l’individu : « les manières d’agir et de penser qu’elle a consacrées de son autorité ». D’où cette règle sociologique majeure : « La cause déterminante du fait social doit être recherchée parmi les faits sociaux antécédents, et non parmi les états de conscience individuelle ». A partir de cette opposition classique du social et de l’individuel, va se développer alors ce que les sociologues appellent « le relationnisme méthodologique ». Ce dernier analyse les relations sociales comme des entités à part entière et premières par rapport aux individus, qui ne sont que des entités secondes. Il redéfinit alors l’objet même de la sociologie. Cet objet n’est plus la société ou les individus, mais les relations entre individus ou interactions appelées « structure sociale ». Les sociologues parlent alors de « structuralisme » : la réalité sociale devient un ensemble formel de relation, autrement dit l’individu n’est plus considéré comme un être à part entière ayant sa propre conscience, sa propre manière de pensée, de vivre ou tout simplement d’être. L’individu est constitué par ses relations sociales, les structures sociales. Le pont avec le constructivisme se comprend alors très facilement. L’individu devient une entité socialement construite. « Le soi est construit à l’intérieur d’une matrice sociale » écrit Ian Hacking ou encore «Je suis un concept socialement construit »[9].
De la passivité à la révolution
Devant ce constructivisme, plusieurs attitudes sont alors possibles. La première consiste à accepter cette matrice sociale en s’efforçant de développer des relations sociales pour se construire. Ainsi dans une étude intitulée « le sujet a-t-il un genre ? » sont développées plusieurs idées autour de la relation entre l’individu et la société[10]. L’auteur va jusqu’à étudier les relations sexuelles comme une manière d’exister dans le monde.
« L’histoire sexuelle d’un homme est la clé de sa vie… dans la sexualité de l’homme, c’est sa manière personnelle d’être à l’égard du monde, du temps et des autres hommes qui s’exprime ».
Si la relation sociale ou structure constitue notre entité alors peu importe que cette relation soit sexuelle ou pas. L’essentiel est de vivre des relations pour se posséder soi-même en quelque sorte. Et le philosophe Foucault confirme ce type de théorie : « eh bien, si l’identité est un jeu, si elle n’est qu’un procédé pour favoriser des rapports, des rapports sociaux et des rapports de plaisir sexuel qui créeront de nouvelles amitiés, alors, elle est utile[11].
L’autre attitude est quant à elle beaucoup plus militante et critique. Elle accepte le constructionnisme mais pour dénoncer les institutions voire même faire la révolution pour instaurer un régime de pleine liberté. Dans le jargon philosophique nous parlerons de déconstruction.
« Les plus radicaux des « constructivistes », inspirés par J. Derrida, ne s’attachent qu’à la déconstruction. Il s’agit de faire éclater définitivement le dualisme des genres et même des sexes, qui ne sont que des oppositions idéologiques, visant toujours à l’oppression de l’un par l’autre. Par ce biais, ils pensent se débarrasser une fois pour toutes des problèmes d’identité sexuelle (…) et instaurer un régime de pleine liberté »[12].
Les catégories patriarcales ont été construites par l’histoire et les institutions, il faut maintenant les détruire pour y développer la liberté des personnes. Déconstruire pour reconstruire de nouveaux schémas sociaux : une révolution orientée vers la perversité polymorphe par exemple :
« Dans notre société nouvelle, l’humanité pourrait finalement revenir à une perversité polymorphe, -toutes les formes de sexualité seraient permises, et vécues. L’esprit totalement sexué, qui dans le passé n’existait que chez quelques rares individus, deviendrait universel. L’acquisition d’une culture artificielle ne serait plus la seule voie vers la réalisation sexuelle personnelle : chacun se réaliserait pleinement su seul fait d’être et d’agir »[13].
Les perspectives de la déconstruction des féministes sont très prometteuses comme nous pouvons le constater.
Pour terminer sur ce premier volet, il faut noter que le constructivisme est multiple, certains voient le constructivisme de manière universelle au point de nier le moindre accès à la réalité, d’autres seront moins excessifs et ne l’appliqueront que pour certains aspects de la réalité. Mais finalement le constructionisme n’est ni plus ni moins que le vieux débat entre l’apparence et la réalité. Notre monde est-il vraiment ce qu’il est ? Ne vivons-nous pas dans le virtuel ? Ce virtuel ici n’est pas créé par une matrice informatique comme dans le célèbre film d’Andy et Lana Wachowski, il n’est pas non plus celui des sophistes dans le mythe de la caverne de Platon, il est issu de nos relations sociales. Les présupposés philosophiques sont évidents, mais nous les étudierons dans un prochain épisode philosophique.
[1] Christine Delphy, Penser le gender, Paris, Syllepse, 2001, p. 183.
[2] Le terme de « Déconstruction » est apparu dans les années 1955 lors d’une traduction d’un ouvrage de Heidegger : Contributions à la question de l’être, Gérard Granel a préféré ce terme à celui de « destruction » pour insister non pas sur la destruction en elle-même, de connotation négative, mais sur l’élaboration de la métaphysique au fil du temps. Le philosophe français Derrida en systématisera l’usage et en théorisera la pratique. « En français, le terme « destruction » impliquait trop visiblement une annihilation, une réduction négative plus proche de la « démolition » nietzschéenne, peut-être, que de l’interprétation heideggérienne ou du type de lecture que je proposais. Je l’ai donc écarté. Je me rappelle avoir cherché si ce mot « déconstruction » (venu à moi de façon spontanée) était bien français. » Derrida, Psyché, p.338. Appliqué à la sociologie, il ne s’agit pas tant de montrer que constructivisme a détruit le positivisme, mais plutôt d’expliquer comment d’un empirisme, la sociologie est devenue constructiviste.
[3] Pour ceux qui souhaiteraient approfondir ces divers courants : Philippe Corcuff, Les nouvelles sociologies, troisième édition, Armand Colin, Paris, 2011.
[5] La formation de l’esprit scientifique, 2004, p. 16.
[6] Editions La découverte, Poche, 2008.
[7] Ian Hacking, op.cit.p. 74.
[8] Cité par Corcuff, op.cit., p. 11.
[9] Op. cit., p. 31.
[10] Sur cette étude voir Marine Buffenoir, La personne au cœur de la théorie du genre, Regard critique à l’aide de la philosophie réaliste, Mémoire de Master I, IUSPX, 2011-2012.
[11] « Michel Foucault : une interview : sexe, pouvoir et la politique de l’identité », in The Advocate, n°400, 7/08/1984.
[12] Elisabeth Badinter, XY de l’identité masculine, Mayenne, O. Jacob, 1992 p. 51.
[13] Shulamith Firestone, La dialectique du sexe, Saint-Amand-Monrond,ditions Stock, 1972, p. 266.
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