La rencontre entre Poutine et Erdoğan à Saint-Pétersbourg, le 9 août 2016, rappelle que les combinaisons politiques sont multiples. La Russie et la Turquie semblent avoir noué des liens politiques, économiques et militaires qui contrastent avec la traditionnelle opposition séculaire propre à ces deux pays.
L’avion russe abattu par les Turcs en novembre 2015 semblait interdire toute relation apaisée entre Moscou et Ankara. La tentative de coup d’État contre le président Erdoğan, le 15 juillet, trouble dans ses origines, a rebattu les cartes. Après avoir reçu un coup de téléphone de soutien de la part de Vladimir Poutine, le dirigeant turc s’est rapproché de son ennemi d’hier à un moment où la région du Proche-Orient a atteint un degré de violence indicible : guerre sanglante en Syrie, actions militaires et terroristes du groupe État islamique (EI), courants migratoires de centaines de milliers de musulmans vers l’Europe, mouvements d’émancipation des Kurdes d’Anatolie jusqu’au nord de la Mésopotamie, actions militaires russes en septembre 2015 à partir des côtes syriennes, sans oublier les interventions officielles et officieuses américaines, britanniques, israéliennes, françaises, saoudiennes et iraniennes. La politique d’un « grand Moyen-Orient » démocratique, lancée dès 2003 par l’administration Bush après l’invasion de l’Irak, tourne au cauchemar.
Il faut rappeler que le point d’ancrage de tous ces événements réside dans le contrôle de la mer Noire. Le sommet de l’OTAN à Prague en 2002 permet l’adhésion de la Roumanie et de la Bulgarie, rendue effective en 2004, tandis que ces mêmes pays adhèrent à l’Union européenne en 2007. Les instances euro-atlantiques accèdent donc aux rives de cette mer intérieure. Il s’ensuit l’objectif de créer une euro-région de la mer Noire. Cette entité territoriale politique, économique et juridique, véritable charnière géographique entre l’Europe et l’Asie, réunissant plusieurs régions (et mêmes des pays entiers), avait été préparée après trois grandes réunions (Bucarest en 2003, Sofia et Bratislava en 2004) afin de favoriser (officiellement) la stabilité et l’enracinement des principes démocratiques. Derrière cette façade très consensuelle, une véritable politique de puissance était développée par les États-Unis et leur bras armé, l’OTAN.
Un rapport élaboré par l’institut américain « German Marshall Fund » en 2004 avec la contribution de nombreux spécialistes acquis aux principes « otaniens », A new Euro-Atlantic Strategy for the Black Sea Region, n’hésite pas à affirmer que « la mer Noire est la nouvelle interface entre la communauté euro-atlantique et le Grand Moyen-Orient ». Il est spécifié, sous la plume en particulier du néo-conservateur Bruce Jackson, que cette « grande région de la mer Noire » doit inclure l’Arménie, la Géorgie et l’Azerbaïdjan qui, reliés aux États pétroliers et gaziers de la mer Caspienne (Bakou) et de l’Asie centrale, doivent se greffer aux corridors énergétiques du bloc euro-atlantique. Cette architecture se ferait en liaison avec les monarchies du Golfe (Qatar…). La réussite de ce projet permettrait un contrôle complet de la production et de l’acheminement des hydrocarbures au bénéfice de l’oligarchie anglo-saxonne.
Toute l’action de Poutine a consisté (guerres contre la Tchétchénie en 2000, contre la Géorgie en 2008) et consiste toujours à empêcher la concrétisation de cette politique mortelle pour les intérêts russes. Qui plus est, la volonté de parcelliser le Proche-Orient, comme le prouve la carte du lieutenant-colonel Ralph Peters (Armed Forces Journal, juin 2006), concerne aussi la Turquie qui, membre (encore) de l’OTAN, ne semble pas vouloir connaître un démembrement à l’irakienne. Par conséquent, le rapprochement temporaire ou peut-être durable entre la Russie et la Turquie – cette dernière faisant le pont entre l’Europe et l’Asie – pourrait représenter un coup de massue terrible pour les stratèges occidentaux qui risquent de voir cette fameuse « interface » sabrée en deux par le maître du Kremlin au profit de l’Union eurasienne.
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