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…mais il est mort en 1998, en un temps que les moins de 20 ans ne peuvent pas connaître.
A la rentrée scolaire de septembre 1967,au Lycée Turgot, nous n’avions pas 20 ans, et nous allions découvrir notre prof de Philo.
Nous le présumions jeune, noir, et marxiste, le seul dont nous avions entendu parler dans notre établissement.
Nous vîmes, avec surprise, puis inquiétude, surgir un colosse blanc de cinquante ans à l’air farouche et concentré, en long manteau de cuir et crinière grise rejetée en arrière. Nous ne savions rien de lui, ni ce qu’il avait été, ni, bien sûr, ce qu’il allait devenir. Contrairement aux « A » (philos), les « D »( ex science-ex) que nous étions, ignoraient la campagne calomnieuse préparée contre lui.
Quand nous l’entendîmes parler, une voix étrangement pointue et profonde nous dévoila une pensée qui ne l’était pas moins, qui nous dépassait largement, mais qui nous enivrait, nourrie d’une culture étourdissante bien au-delà de ce que nous avions pu connaître jusqu’alors. De plus, quand un élève exprimait maladroitement quelque idée, le maître y trouvait le plus souvent une portée inattendue. Il était, par contre, tout aussi souvent, impitoyable pour les balourdises écrites.
Nous étions tous impressionnés et séduits, et ceux qui cherchèrent à en savoir plus à son propos furent, dans leur ignorance sans a priori, plus étonnés et intrigués que rebutés par ce qu’ils découvraient petit-à-petit. Cela, en dépit de jugements violents d’autres professeurs que nous aimions pourtant bien. Il n’était pas un prof ordinaire.
L’année se passa d’autant plus vite qu’elle fut écourtée par « mai 68 ». Dans un lycée occupé plus longtemps qu’aucun autre par un « comité lycéen », il fut le seul à donner encore un cours, hors emploi du temps officiel, devant ses fidèles de toutes classes rassemblées. Quand il le fit savoir à la radio, à l’occasion de la contre-manifestation « gaulliste » des Champs-Elysées, les occupants n’y tenant plus, voulurent dès le lendemain interrompre cette exception provocatrice. Nous vîmes alors Boutang maintenir d’une main la porte fermée, et tenir de l’autre une très ancienne édition de Spinoza, qu’il nous traduisait du latin ! Quand la pression se fit trop forte, il se dressa devant les envahisseurs, en nous interdisant d’intervenir, leur demandant de le frapper. Probablement inquiets de ce qui pouvait suivre, compte-tenu de son gabarit, les piètres gardes rouges se retirèrent, murmurant piteusement leur soudaine non-violence. Ils revinrent bientôt, empilant des tables pour bloquer la porte. Tout-à-coup, Le Philosophe sortit et renversa brutalement de ses mains, de part et d’autre du couloir, ce médiocre édifice, les assaillants s’éparpillant comme des moineaux !
Nous ne pouvons évoquer, ici, toutes les controverses à son sujet, et moins encore les expliquer. Une belle et amicale biographie vient de le faire au mieux (1).
Disons seulement que normalien à 19 ans et agrégé de philosophie un an plus tard, ses maîtres et ses pairs les plus célèbres ont témoigné de sa brillante intelligence, qui ne cessera pas de cohabiter avec une truculence engagée. Royaliste d’Action française par son père, il devint l’espoir favori de Maurras. En 42 il partit en Afrique de Nord et s’engagea dans la reprise du combat contre l’occupant, mais en 43, il fut scandaleusement banni de l’enseignement par le gaulliste Capitan qui se vengeait de son action, et de ses manoeuvres, en faveur du général Giraud et du Comte de Paris.
Désormais journaliste, il collabore en 47 à la création d’ Aspect de la France, mais en 54 des désaccords l’excluent du journal et il fonde La Nation française, où les plus belles signatures de droite, ses amis, ont écrit librement. Sa défense de l’Algérie française jusqu’au-delà des derniers espoirs, lui vaudra le record des amendes de presse, mais, conjointement, son soutien sans rancune, quoique sélectif, à De Gaulle, dans l’espoir d’une restauration monarchique en faveur du Comte de Paris (2), apparut souvent paradoxal, sinon contradictoire, quand il ne fut pas considéré comme une trahison. Peu y virent une fidélité prioritaire à un combat essentiel.
Ses amitiés juives, enfin, provoquèrent son abandon, diversement apprécié, de « l’antisémitisme d’Etat » maurrassien, pourtant, moins « diabolisé » qu’aujourd’hui. Une position certes affective, mais argumentée philosophiquement et spirituellement, qui l’amena même, dans un contexte qui n’est plus le nôtre, à magnifier l’Etat d’Israël.
En 1967 le journal cesse d’exister mais grâce à d’influentes interventions, son rédacteur en chef est réintégré dans l’enseignement. Il se consacrera désormais prioritairement à cette activité, ainsi qu’à la poursuite et au développement de son oeuvre écrite. Il restera un polémiste redouté, mais ses poèmes, ses romans, et ses traductions, seront admirés au plus haut point par les uns (et non des moindres), mais jugés inutilement complexes et obscurs par les autres … qui étaient parfois les mêmes ! (3).
Son oeuvre philosophique,extrêmement dense et touffue, avec son originalité, sa profondeur, et l’incroyable diversité de ses références, de ses inspirations et de ses directions n’a pu échapper à cette double appréciation. Impossible de la résumer ici en quelques mots. Contentons-nous de dire que l’appartenance et l’inspiration catholique thomiste y furent de plus en plus importantes , et que sa thèse de doctorat en1973 L’ontologie du secret, est communément considérée comme son écrit majeur : « Je décris et termine ici une longue enquête, conduite inégalement, mais jamais délaissée depuis le seuil de l’âge d’homme : sur l’être tel qu’il se cache et se montre dans le secret ». Selon Gabriel Marcel, dont il prolongeait l’entreprise, c’est : « le récit d’une aventure qui a été vécue », un itinéraire où il convoque, de façon souvent surprenante, la plupart des plus grands philosophes ou écrivains, exorcisant au passage matérialisme et nihilisme d’aujourd’hui. La nature du secret y donne un éclairage privilégiée sur les rapports du visible et de l’invisible pour nous, illustrant la phrase profonde, qu’il cite, de la grande Simone Weil « Le caché est plus réel que le manifeste, et cela tout au long de l’échelle du moins au plus caché. Cela qui n’est pas manifeste, mais par quoi est manifesté ce qui l’est ». L’ensemble de sa réflexion, notamment morale et politique en fut irradiée.
Un grand public, fasciné, entre admiration et détestation, le découvrit à la télévision (4).
Excessivement oublié ou méconnu aujourd’hui, quelques frémissements apparaissent (5). Qu’en sera-t-il demain?
Quoi qu’il advienne de sa postérité, il aura été, pour ses élèves et ses étudiants, un professeur d’un brio et d’une liberté inoubliables.
Pour beaucoup d’entre eux, il eut, de plus, un « effet pygmalion » qui changea le cours de leur vie, les tirant d’ignorances et de conformismes intellectuels qu’ils ne soupçonnaient pas.
(1) Pierre Boutang, par Stéphane Giocanti chez Flammarion.
(2) La querelle dynastique n’était alors guère présente.
(3) parmi ses romans l’étrange Purgatoire, dont divers initiés détiennent certaines clés, est, en particulier, étonnamment prémonitoire de ce que sera la dernière année de sa vie.
(4) Notamment à « Apostrophe », pour Le purgatoire, et dans ses dialogues avec George Steiner, étonnant admirateur de L’ontologie du secret, témoignages d’une télévision qui n’existe plus.
(5) outre la biographie précitée, la Nouvelle Revue Universelle lui consacre cette année un numéro spécial, et Fabrice Luchini se déclare son lecteur impressionné, ce qui aura peut-être plus d’effet que la même lecture effectuée par le père de François Hollande (selon les dires du Président « normal ») !
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